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Un verre de lait

  • hoangyenanne
  • Apr 17, 2022
  • 2 min read

Updated: Mar 25



Cette année passée m'a rappelé des souvenirs de ma mère. Ils sont rares et plus le temps avance, plus ils s'estompent. Ils deviennent de simples associations de couleurs, des bribes d'odeurs, deux traits qui, en vieillissant, me rappellent que je n'ai pas été faite que d'un père : ma paupière droite légèrement tombante et mes lèvres.

Ma mère ne jurait que par la féminité et sa beauté. Elle se maquillait avant d’aller dormir, faisait le ménage en talons hauts, portait des tailleurs pour aller travailler comme couturière dans une manufacture de vêtements. Elle vivait chaque journée comme une interprétation théâtrale.


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Je n'existais pas encore, mais j'imagine bien ma mère essayer de suivre mon père qui devait marcher tellement vite dans l’aéroport, comme transporté par son envie de changer de vie. Elle, tout ce à quoi elle arrivait à penser depuis le décollage de l’avion pour les amener à Montréal, c’était ses dents jaunies par deux ans dans ce camp de réfugiés de Kuala Lumpur en Malaisie. Des dents jaunes. Des lèvres grises. Elle n'arrivait pas à déloger son regard de chacune des femmes qu'elle croisait. Il y avait celle qui l'avait aidée à monter dans l'avion, celle qui était venue ranger le minuscule sac contenant les seuls biens qu'elle possédait encore, celle qui était venue porter une couverture chaude pour ma sœur, puis celle qui l'a aidée à se retrouver en descendant de l'avion…elles étaient toutes belles, portant talons hauts, coiffées et maquillées à la perfection. Pour ces femmes-là, un sourire c'était le dévoilement quasi-exhibitionniste d'une dentition blanche d'une vie sans turbulence. Ma mère a ressenti de la honte.

Elle n’a jamais eu honte. Non. Elle était une princesse, une déesse, toujours la fille la plus aimée de son village. Même en quittant son Vietnam en guerre, même dans ce camp de réfugiés, c'était elle Pénélope. Elle a réussi à créer un nouvel être que son corps a protégé et nourri, malgré la fatigue, la peur, les violences et l'incertitude, soulagée par chaque levée du soleil. Et pourtant, en atterrissant dans cette nouvelle vie qui se voulait enfin douce, le gris de ses lèvres est venu la cimenter dans le temps : la figer en une éternelle femme enfant.

C’est l’obsession de ma mère pour le rouge à lèvre qui a dessiné le premier trait qui allait devenir la délimitation d’une zone de guerre entre ses deux identités… Une guerre après avoir vécu la guerre... Je sais laquelle a laissé le plus de séquelles.

Six semaines d'économie, c'est ce qu'il lui aura fallu pour tenir entre ses longs doigts, ce qui sera dorénavant l'étincelle de confiance qui lui était nécessaire pour se regarder dans le miroir, ce voile de courage couleur rubis pour sortir de la maison, puis tranquillement, même pour sortir de son lit.

Je ne l’ai jamais trouvée plus belle qu’en plein milieu de la nuit, alors que je lui réclamais un verre de lait.

Trop imprégnée de sommeil et oubliant la lueur pourpre des rideaux de son grand théâtre, nous faisions ensemble ces quelques pas jusqu'au frigo en prenant le seul courage nécessaire pour affronter le gris épais de la nuit, celui de la simplicité.



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